Procédé rhétorique, une aporie est un énoncé qui impose un choix impossible entre les deux termes d’une alternative pour remettre en question la pertinence même de l’alternative.
Au théâtre, l’aporie exprime le doute ou l’incertitude d’un personnage sur ce qu’il doit dire ou faire.
Aporie def
Je voudrais mourir d’amour pour toi, mais comment t’aimer dans la mort ?
Explication :
Cette phrase est une aporie, dans laquelle le locuteur, en évoquant la possibilité de mourir d’amour, se moque d’un romantisme aussi paradoxal que vain.
En philosophie, l’aporie est une question objectivement indécidable, mais qui paradoxalement ne peut être tranchée que par la prise d’une décision. Ainsi, l’éternel débat concernant la préséance de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf est issu de la pensée aporétique.
Paradoxe explicite, l’aporie, en tant que procédé rhétorique, emprunte à la philosophie l’impasse métaphysique de l’impossible choix.
Plan de l’article :
Aporie : définition
Dans son sens premier, l’aporie consiste en un questionnement offrant une alternative, c’est-à-dire un choix entre deux propositions. Cependant, les deux termes de l’alternative n’étant ni bons ni mauvais, ni corrects ni incorrects, le choix est inenvisageable.
Outre le célèbre exemple de l’œuf ou de la poule, les questions relevant de l’origine des espèces ou de la création de l’univers sont des apories. Le manque de connaissances scientifiques empêche de prendre une décision rationnelle.
Ainsi, toutes questions existentielles, même celles a priori les plus puériles, telles que préfères-tu perdre un bras ou une jambe, la vue ou l’ouïe, ton père ou ta mère, sont aussi des apories.
Si la décision est impossible à prendre, c’est parce que seule l’expérience de la perte des deux termes de l’alternative peut apporter une réponse objective. La réponse ne s’obtient qu’au prix d’un énorme sacrifice.
L’aporie, telle que présentée par Platon, est donc par essence existentielle, intrinsèquement relative à l’existence et à l’expérience sensible du monde. Nature ou culture, inné ou acquis, demeurent des apories philosophiques contemporaines.
Cette confrontation permanente entre le savoir réel et les perceptions supposées est à l’origine de la pensée aporétique et, plus largement, de la philosophie platonicienne. Remettre en cause la validité d’une opinion par la confrontation continuelle de nos croyances est le seul moyen d’acquérir un savoir objectif.
L’aporie dans le discours
D’un point de vue rhétorique, l’orateur utilise l’aporie pour convaincre, pour faire valoir son point de vue. Elle prend le plus souvent la forme d’une question, mais elle peut également être transmise par une phrase affirmative.
Dans ce cas, elle ne présente plus un choix, mais conserve dans sa structure la dualité qui oppose deux éléments à la fois contraires et contradictoires.
Exemple de phrase avec aporie
Il est interdit d’interdire !
Explication :
Cette phrase prononcée par Jean Yanne sur les ondes de la radio RTL est devenue l’aphorisme du mouvement étudiant et militant de mai 1968.
L’humoriste, en interdisant le fait même d’interdire, pose un dilemme insoluble : comment interdire si c’est interdit ? L’aporie renforce son message qui n’en est que plus rebelle et provocant : l’interdiction est désormais interdite !
Cette aporie rhétorique, qui affirme plus qu’elle ne questionne, est rendue possible par l’utilisation d’un autre procédé rhétorique, appelé polyptote, dans lequel un même mot est répété sous des formes et des fonctions syntaxiques différentes.
En contexte politique, l’aporie s’exprime par des questions rhétoriques. La réponse n’est jamais formulée, car trop évidente, ce qui valide, de fait, le point de vue de l’orateur.
Aporie célèbre
Disciple de Platon, Démosthène, orateur et homme politique athénien, transforme la pensée aporétique de son maître et de ses contemporains en un outil rhétorique.
Dans les Philippiques, une série de discours politiques prononcés entre 351 et 341 avant notre ère, Démosthène dénonce la menace imminente d’une guerre avec les Macédoniens et critique la passivité des Athéniens.
Selon les Grecs, le dēmos (le peuple) se définit par et pour lui-même : on délibère ensemble de ce qu’il convient de faire dans l’intérêt de tous. La recherche d’un consensus préalable est indispensable à la prise de décision politique.
Démosthène objecte que le dēmos recouvre un ensemble tellement vaste que seul un meneur, une entité unique, peut en assurer la cohérence.
Le pouvoir, laissé aux Athéniens, ralentit la prise de décision, car le consensus est long à obtenir. Pour l’orateur, la démocratie, au sens athénien d’un pouvoir par et pour le peuple, est illusoire sans le pouvoir décisionnaire d’un seul individu.
Cette aporie du « consensus pour le dissensus », dont la lecture reste très actuelle, résume le paradoxe de la démocratie : un consensus collectif arbitré par une démarche individuelle, dont l’application ne pourra satisfaire tout le monde.
Modèle de rhétorique, les discours de Démosthène constituent la clef de son œuvre politique et l’apogée de la rhétorique athénienne.
Toutefois, la question aporétique n’a pas besoin d’être rhétorique pour se transformer en impasse. Les limites établies par les considérations sociales ou religieuses posent également des questions insolubles d’un point de vue moral et éthique.
Aporie exemple
Vous avez des enfants… Lequel préférez-vous ?
Explication :
Cette question non rhétorique accepte difficilement une réponse publique. Dans nos sociétés, un parent se doit, moralement, d’aimer ses enfants de façon inconditionnelle et sans préférence individuelle. Si la réponse existe, elle ne pourra être donnée sans heurter l’amour-propre et la sensibilité des membres de la famille.
Gardées privées et secrètes par la bienséance ou la moralité, ces réponses inexprimables témoignent de la dimension aporétique de certaines questions, qui interrogent, pour les remettre en question, les croyances sociales et religieuses, ainsi que les codes éthiques individuels ou collectifs.
L’aporie au théâtre
Issue de la philosophie, l’aporie rhétorique n’a pas séduit uniquement les orateurs de la Grèce Antique. On la retrouve également dans la littérature, en particulier chez les dramaturges du théâtre classique.
« Être ou ne pas être ? Telle est la question. » est probablement l’exemple le plus célèbre d’aporie théâtrale. La question tourmentée de Hamlet, au début du troisième acte, plonge le spectateur dans un vertige infini. Ce faisant, William Shakespeare aborde, de façon détournée, une question morale épineuse : la possibilité de ne pas être.
L’aporie est par ailleurs renforcée par une redondance : Hamlet ne se contente pas de poser une simple question, il insiste en déclarant qu’elle est la question, quasi originelle.
L’alternative philosophique et métaphysique à l’être, le non-être, est-elle envisageable sans remettre en question un système millénaire de croyances sociales et religieuses ?
Shakespeare donne un aspect concret au dilemme d’Hamlet : il lui faut choisir entre venger son père, quitte à perdre royaume et amour, ou renoncer à son devoir moral et familial au risque de paraître lâche.
Mais derrière l’aspect pragmatique et matérialiste de cette décision se dessine en filigrane l’acte volontaire de ne pas être et de refuser la souffrance en faisant le choix ultime de ne plus être.
Aporie synonyme
On dit de deux mots qu’ils sont synonymes quand ils partagent approximativement le même sens.
On peut ainsi rapprocher de la définition philosophique de l’aporie les mots ou les groupes de mots suivants :
- contradiction,
- double impossibilité,
- impasse théorique,
- paradoxe,
- problème insoluble,
- raisonnement contradictoire.
Le procédé rhétorique, lui, n’offre pas d’autres synonymes que dilemme, choix ou alternative. Seuls ces mots possèdent, au cœur même de leur définition, les deux composants nécessaires à l’aporie rhétorique. Les notions d’écueil, d’embarras ou d’impasse expriment davantage le résultat du procédé que le procédé lui-même.
On associe souvent l’aporie au dilemme cornélien qui oppose, là encore, l’amour au devoir. Dans le Cid, Pierre Corneille met en scène Don Rodrigue et Chimène, qui s’aiment malgré la rivalité de leur famille respective.
La pièce s’achève toutefois sur la possibilité d’un mariage entre les deux amants. Le choix n’étant ni impossible ni obligatoire, l’aporie n’est plus et n’a surtout plus raison d’être.
Le dilemme cornélien s’apparente davantage à un choix difficile entre deux situations, comprenant toutes deux des avantages et des inconvénients, mais qui mène néanmoins à une seule conclusion.
Si le dialogue aporétique est véritablement l’art de poser des questions sans réponse, il en est également la frontière. La conclusion, si elle n’est pas verbalisée, existe néanmoins. Elle se situe au-delà du dialogue, entre ses lignes, dans le territoire du non-dit, des épanorthoses et des digressions.